Archive pour le 4 février, 2011

La mémoire défaillante

4 février, 2011

L’IRM venait d’être terminée, j’attendais dans la salle d’attente le CD avec les clichés à remettre à l’un de mes médecins.
Une dame est arrivée avec un monsieur âgé, sortant du cabinet de l’un des médecins.
Elle l’a installé non loin de moi, a regardé autour d’elle et s’est adressée à moi:
- Excusez-moi, je dois aller à l’administration pour remplir un papier avant de partir, puis-je vous demander de jeter un oeil sur mon mari?
- Heu?
- Il a des problèmes de mémoire, a de la peine à se déplacer et est vite désorienté. Si je le laisse seul, il va me chercher partout. Mais il est calme. Je vais faire vite, j’en ai pour cinq minutes.
- D’accord.
- Merci!

Elle s’est penchée sur son mari:
- Je reviens tout de suite. Tu vois, Madame va rester près de toi. Ne t’en fais pas. J’en ai pour deux minutes.

Il ne l’a pas regardée s’éloigner, plongé qu’il était dans la contemplation de mon attelle.
Il a levé la tête, m’a jeté un regard interrogateur.
Je lui ai souri
Il m’a demandé:

- Vous êtes infirmière? Où est le médecin?
- Non, Monsieur, je ne suis pas infirmière. Le docteur est dans son bureau, juste à côté.
- Où est ma femme?
- Elle va revenir dans un instant, elle est allée remplir un papier.
- Ah.

Quelques secondes plus tard, il me regarde à nouveau:
- Infirmière, où est le docteur?
- Je ne suis pas infirmière, Monsieur. Le docteur est là, vous voyez? Dans la pièce en face.
- Ma femme est partie, je ne la trouve plus. Vous savez où elle est?
- Oui, elle est partie remplir un document au bureau. Elle va revenir dans une minute, ne vous en faites pas. Vous voulez un magazine?
- Oui, merci.

Je lui tends un hebdo dans lequel il fait mine de se plonger durant… trente secondes.
- Vous êtes infirmière?
- Non, Monsieur, je suis juste venue passer un examen.
- Vous avez vu, on attend depuis des heures, je ne sais pas où est ce docteur.
- Vous savez, cela ne fait pas très longtemps que vous êtes arrivé… Le docteur est là, dans son bureau. Il est occupé avec une personne, mais il ne tardera pas.
- Ma femme n’est pas là… Elle part tout le temps.
ll regarde autour de lui, inquiet.
J’essaie de le rassurer:
- Elle vient juste de s’absenter pour quelques minutes, mais elle va revenir très vite. Est-ce que vous aimeriez un verre d’eau?
- Oui, merci.

Je me lève, lui sers un verre d’eau et le lui tend.
Il le prend, le regarde, y trempe les lèvres, le pose sur la table et me regarde:
- Vous n’êtes pas en blanc. Les infirmières sont en blanc. Où est votre blouse?
- Je ne suis pas infirmière… je suis comme vous, en visite.

Durant une dizaine de minutes, le dialogue se prolonge, toujours à peu près identique.
Dès qu’il réalise que sa femme est absente, il s’angoisse, demande où elle est, où se trouve le docteur, me pose des questions sur mon « métier d’infirmière ».
Il a de grands yeux noisettes.
Des yeux d’enfant perdu.
Un enfant de passé 70 ans.
Il est grand, sec, un peu chauve, élégant.
Il a dû perdre du poids: il semble flotter dans son imperméable et dans ses vêtements.
Ses grandes mains aux doigts fins n’arrêtent pas de bouger.
Ses ongles sont parfaitement manucurés, ses rares cheveux bien coiffés, il sent bon l’eau de toilette.
Sa femme prend soin de lui…
Il s’accroche à son siège, touche les objets, regarde autour de lui comme s’il ne savait absolument pas où il est.
Qui était-il avant que sa mémoire ne s’en aille?

Quand enfin sa femme revient, elle me demande:
- Il n’a pas été trop difficile?
- Non, non, juste inquiet.
- Oui, c’est un vrai problème… Merci beaucoup en tout cas. Vous savez… il était médecin.

Elle s’adresse à son mari, l’aide à se lever doucement:
- Viens, nous rentrons à la maison.
Il s’est appuyé sur elle et, tandis qu’elle lui nouait son écharpe, m’a jeté un coup d’oeil, a eu un demi sourire et a dit:
- Elle est bien cette infirmière.

Martine Bernier