Sans doute connaissez-vous l’histoire de Poil de Carotte, cet enfant roux, sensible et mal aimé.
Saviez-vous qu’il s’agit d’une histoire autobiographique signée par Jules Renard, l’un des plus fins esprits de son époque (1864 – 1910)?
Il était le quatrième enfant d’un ménage mal assorti marqué par le malheur.
Les époux Renard (qui servent de modèles à M. et Mme Lepic), avaient subi un terrible choc.
Leur premier enfant, Amélie, était mort à l’âge de deux ans.
François, le père, bouleversé par ce deuil, avait pensé mourir, lui aussi.
Depuis, plus rien n’avait été pareil, le couple vivait dans une quasi indifférence.
Malgré cela, deux autres enfants naquirent: Amélie deuxième du nom, et Maurice.
C’est dans une ambiance de rancoeur partagée et de haine que Jules est né à son tour le 22 février 1864.
Dès que son père a aperçu la chevelure blond-roux de son rejeton, elle l’a baptisé Poil de Carotte.
Pour elle, l’enfant n’aura jamais d’autre nom.
Cette maternité, elle n’en voulait pas.
Pour se venger de la maladresse de son mari, elle reporta toute sa tendresse sur ses deux aîné, confondant dans une même haine son mari et son cadet.
François Renard s’est muré dans le silence, se bornant à écrire sur une ardoise les rares mots qu’il veut communiquer avec sa femme.
C’est dans ce foyer à l’ambiance irrespirable que Jules a grandi, marqué par les haines injustes et l’agressivité latente.
Jules a rapidement fréquenté les cafés littéraires, courant les éditeurs pour présenter des textes toujours refusés.
Pour survivre, il pratiquait de petits métiers, écrivant: « Je sais enfin ce qui distingue l’homme de la bête: les ennuis d’argent. »
En 1888, il épouse Marie, une jeune fille de 17 ans dont la mère, veuve, a du bien.
Grâce à l’argent de sa femme, il peut faire éditer ses nouvelles, ce qui lancera sa carrière.
Jules Renard est une espèce de naturaliste du genre humain.
Son credo: ne tromper personne, et surtout pas soi-même.
Sous son regard aigu comme une lame, il analyse l’homme avec méticulosité, l’observant comme un insecte.
Il nous a laissé des perles.
En voici quelques-unes.
- On place ses éloges comme on place de l’argent, pour qu’ils nous soient rendus avec les intérêts.
- Pour arriver, il faut mettre de l’eau dans son vin jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de vin.
- Pour bien arriver, il faut d’abord arriver soi-même, puis, que les autres n’arrivent pas.
- L’ironie est la pudeur de l’humanité
- La vie n’est ni longue ni courte, elle a des longueurs.
- Ne réveillez pas le chagrin qui dort…
Jules Renard donna à sa famille tout ce qu’il n’avait jamais reçu de la sienne.
Il fut le meilleur des époux, le plus tendre des pères.
Lui qui pensait rester méconnu reçu la Légion d’Honneur, devint maire de son village de Chitry…
Pourtant, il restait sans illusion, écrivant: « Je vois très bien mon buste avec cette inscription: A Jules Renard, ses compatriotes indifférents. »
A Paris, ses amis s’appelaient Tristan Bernard, Alfred Capus, Edmond Rostand, Lucien Guitry…
On imagine les conversation éblouissantes qui devaient s’échanger entre ces fins esprits…
Le malheur ne l’a jamais vraiment quitté.
En 1897, son père se tire une balle en plein coeur.
Son frère et sa soeur son morts, eux aussi.
Ne reste que sa mère qui ne peut lui pardonner de l’avoir immortalisée sous les traits de Madame Lepic.
En lisant Poil de Carotte, elle n’a dit que deux mots: « Chien d’encre ».
Son fils, lui, disait d’elle: « Maman a eu un tas de qualités naissantes qui n’ont pas grandi ».
En août 1909 où il lui avait rendu visite, il entendit un domestique hurler.
Madame Renard mère venait de tomber dans le puits.
Suicide ou accident, personne ne le saura jamais.
Jules a survécu moins d’un an à celle qui l’a rendu si malheureux.
A 46 ans, il mourut « d’une immense fatigue ».
Sa femme se hâta de brûler des centaines de pages de son « Journal », qu’elle considérait non conforme à la morale de l’époque.
Une perte irréparable pour la littérature, une fois encore victime des bons sentiments…
Martine Bernier