A chaque fois que je regarde un reportage concernant une jeune femme décidant de prendre le voile et de rentrer dans les ordres, je suis à la fois frappée et plongée dans un abîme de perplexité en découvrant l’air et le ton qu’elle adopte.
Et cela me ramène près de 30 ans en arrière, lorsque j’étais à l’école dans une école tenue par des religieuses…
Je les aimais bien, ces êtres asexués en raison de leur tenue, et les classais en catégorie.
Les plus anciennes portaient la robe noire, le voile et une espèce de cornette amidonnée.
Entre 3 et 13 ans, je les ai regardées comme des curiosités.
A l’école enfantine, l’une d’elles, Soeur Marie, nous enseignait des comptines et nous apprenait à lever le doigt avant de parler tout en restant vissées sur nos chaises.
A l’école primaire, Soeur Augustine était notre directrice.
Nous devions la saluer en esquissant une petite révérence, ce qui ne me plaisait pas du tout.
Lorsque je suis passée en « humanité », j’ai eu devant moi un large échantillon de religieuses, que j’ai appris à connaître différemment.
Soeur Alphonse tenait l’économat où nous allions chercher nos fournitures scolaires et nos uniformes.
Soeur Ignace (ça ne s’invente pas!) était la plus âgée, je pense.
Elle avait le rôle de « pion », ne souriait jamais.
On ne peut pas dire que sa vie la rendait euphorique…
Soeur Antoine, une vieille soeur moustachue absolument adorable, nous donnait des cours de théâtre en option.
Ce qui équivaut à dire qu’elle nous faisait interpréter des pièces parfaitement gnangnantes.
Nous nous exécutions pour lui faire plaisir.
Il a fallu attendre son départ à la maison de retraite de la communauté pour voir arriver une jeune prof qui m’a fait découvrir les merveilleuses tirades de Cyrano.
Soeur Marie-Véronique, la directrice, terrifiait tout le monde par son attitude glaciale… ce qui ne nous a pas empêchées de nous lier d’amitié.
Elle a été jusqu’à me rendre visite en Suisse bien des années plus tard, avec « ma » Soeur préférée.
Elle ne portait pas la robe longue ni le voile.
Tout comme Soeur Lucie-Agnès, surnommée « Lulu », qui fut le professeur qui a le plus compté dans ma vie d’adolescente.
Vive, dynamique, cultivée, joyeuse, elle était de toutes les aventures, conduisant sa camionnette, la « Tartinette », et m’ouvrant sa porte dès que je ne supportais plus mon quotidien.
Je l’aimais beaucoup, vraiment beaucoup.
Nous avions des conversations qui, souvent, devaient la déranger, mais elle n’esquivait jamais mes questions.
Pendant mes années d’ado révoltée, c’est elle qui m’a accompagnée ponctuellement.
Un jour est arrivée dans leur communauté une nouvelle recrue: Soeur Marie-Dominique.
Elle chantait divinement, était jeune, et… affichait cet air bizarroïde dont je parlais plus haut.
Un jour que j’étais avec « Lulu », elle m’a demandé:
- Tu n’aimes pas beaucoup Soeur Marie-Dominique, visiblement?
- Si, si. Elle est gentille. C’est sa façon d’être qui m’exaspère parfois.
- Sa façon d’être??
- Ne me dites pas que vous ne vous en rendez pas compte!
- Explique-moi…
J’ai entamé une tirade dans laquelle je lui demandais pourquoi il était nécessaire de prendre un air béat, un sourire qui fait trois fois le tour des oreilles, d’adopter un ton chantant, un discours décalé et un regard illuminé, pour choisir cette vocation.
Une Soeur n’est-elle pas une femme comme une autre, qui ne doit pas forcément entrer dans un moule, forcer sur la note « tout le monde il et beau, tout le monde il est gentil » et placer le nom de Dieu ou de Jésus à tout bout de champ au détour de chaque phrase?
Je respectais ses croyances, mais supportais mal qu’elle cherche à nous les imposer à la manière d’un rouleau compresseur souriant.
- Même moi, quand j’ai un coup de coeur, j’évite de placer le prénom de l’élu dans la conversation. Un peu de tenue, mince!
Elle a ri.
- Tu exagères!
- Non, regardez-là. Tenez, demain, venez assister à la répétition de la chorale, et vous verrez. Je vous parie ce que vous voulez qu’elle va nous servir plusieurs fois une phrase toute faite à propos de votre Patron commun.
- On ne dit pas « le Patron »! File! Je serai là, demain.
Le lendemain, en effet, elle était là.
J’avais ma guitare, je suivais les indications de notre cheffe de chorale qui, comme prévu, nous a servi à moult reprises des phrases ahurissantes, attirant notre attention sur les bienfaits du Seigneur, poussant presque des cris de joie en nous montrant la « délicieuse petite fleur » qui trônait sur la table et que nous devions à « Celui qui nous a tous créés » etc.
Un discours insupportable, indécent, pour une ado qui vivait ce que je traversais au quotidien au niveau familial.
En quittant la salle, je suis allée rejoindre Soeur Lucie-Agnès.
- Alors? J’exagère?
Elle a pris un air faussement sévère:
- Tout ce qu’elle a dit est exact!
Puis, plus bas, avec un clin d’oeil:
- Bon, d’accord, elle y va un peu fort. Je vais lui en toucher un mot. Et toi, sois patiente. L’air béat ne dure qu’un temps. En principe…
Martine Bernier