Ma grand-mère maternelle, qui vivait au rez-de-chaussée de la maison de mon enfance, était l’aînée d’une famille de sept enfants.
Il y avait elle, prénommée Marthe, Andrée, Lucienne, Marcelle qui vivait à Chaville, Eugène, Louis, et Arsène, décédé le premier et dont je n’avais pas de souvenir, .
Comme elle se déplaçait difficilement, il était de tradition que, chaque samedi, ses frères et soeurs et leurs conjoints viennent tous ou partiellement lui rendre visite.
Mes premières années ont donc été peuplées de visages ridés, de personnalités attachantes, hautes en couleur, qui ont disparu les uns après les autres durant mes 12 premières années.
Mon grand oncle Louis faisait partie des habitués du samedi.
Gourmand et facétieux, il venait souvent, accompagné de son épouse, Pauline, boire une tasse de café et croquer un biscuit à la maison.
Si possible, des « Petits Lu », dont il raffolait.
Lorsque sa femme est décédée, lui qui n’avait pas d’enfant s’est retrouvé très seul.
Maman étant veuve depuis peu, il a donc pris l’habitude de venir nous tenir compagnie de temps en temps, le soir.
Je l’ai toujours connu âgé et sans cheveux.
Mais il était vif, intelligent et drôle.
C’était le plus doux des hommes.
Du moins le croyais-je…
Jusqu’au jour où, un soir, il a demandé à ma mère:
- Marie-Louise, et si tu sortais le « back »? Je vais apprendre à Martine.
J’ai vu ma mère ouvrir des yeux horrifiés:
- Oh non!! Je ne crois pas que ce soit une bonne idée!
Comme j’aimais découvrir de nouvelles activités et briser pour un temps la triste monotonie de nos soirées sans mon père, j’ai soutenu mon oncle dans sa demande.
Résignée, maman a été chercher un coffret en bois, l’a déposé sur la table, et a dit:
- Bon. Le voilà. Moi, je vous laisse, je ne veux pas voir ça. Mon oncle, surtout, sois calme!
Je ne comprenais pas très bien toutes ces précautions…
Mon oncle a ouvert le coffret et j’ai vu un tapis en feutre vert, des jetons en ivoire noir et blanc, de gros dés blancs.
Il a dit gravement: « Je vais t’apprendre…. » et il m’a appris.
Le jeu m’amusait, j’ai appris rapidement.
Au début, je perdais chaque partie, ce qui ravissait mon oncle, aimable à souhait.
Avec le temps, les choses se sont gâtées.
De plus en plus souvent, Louis nous rendait visite, me demandait si j’avais terminé mes devoirs et, avant même que j’aie pu lui répondre, il installait le jeu et m’attendait.
Il posait sur la table un paquet de ses biscuits préférés et en proposait rapidement à la ronde.
Tout le monde avait compris qu’il fallait décliner l’offre: si l’un de nous prenait un biscuit, il affichait une mine douloureuse qui nous faisait culpabiliser pendant des heures.
S’il avait de la malchance aux dés et que celle-ci me profitait, je le voyais trépigner, s’assombrir, grogner, lancer rageusement les dés en les maudissant.
Les rappels à l’ordre de ma mère n’y changeaient rien: mon doux oncle devenait méconnaissable.
Il était un joueur invétéré, très nerveux!
Sous la table, ses jambes se croisaient et se décroisaient sans cesse.
Il m’envoyait inconsciemment de grands coups de pieds dès que je gagnais, frappait du poing sur la table, faisant sauter tous les jetons, me faisait des frayeurs épouvantables:
- Aïe!
- Quoi, aïe?!
- Mais… tu m’as donné un coup de pied!
- Non???
- Si!!!
- Oh, mon petit… je suis désolé! Il m’arrive de me laisser un peu emporter par le jeu. La chance des débutants est parfois assez horripilante pour un joueur comme moi, tu comprends?
La chance des débutants…
Il me faisait rire, mon vieil oncle.
A plus de 80 ans, il bondissait de sa chaise en poussant de grandes exclamations de triomphe lorsqu’il gagnait, m’expliquait que j’étais sa petite-nièce préférée.
Du haut de mes 10 ans, je rétrogradais nettement dans le palmarès de ses préférences si j’avais le malheur de gagner.
Il partait alors sans me dire au-revoir pour revenir penaud quelques jours plus tard, me demandant si je voulais bien jouer avec lui.
Un jour, ma mère m’a dit qu’Oncle Louis ne viendrait plus.
Je lui ai demandé s’il était fâché.
Elle m’a dit non.
Il ne viendrait plus, c’est tout.
Ma mère avait un mal fou à avouer à ses enfants la mort d’un être cher.
C’est donc par hasard, plus tard, que j’ai appris que mon oncle était décédé à son tour.
J’ai espéré pour lui qu’au paradis, il trouverait des partenaires à sa mesure…
J’ai refermé le coffret du « back » et il a disparu.
Aujourd’hui, je cherche un vrai backgammon, en bois, aussi beau que celui qui accueillait nos parties endiablées.
Et je pense à mon vieux complice…
Martine Bernier