On me demande souvent si je reste parfois en contact avec les personnes que j’interviewe, si je m’attache à elle.
Je crois que ce que je vis en ce moment répondra à la question…
En début d’année, l’un de mes amis, Jean, me met un message en me disant qu’il faut que je rencontre quelqu’un.
Il s’agit de son ami le plus proche, qui s’appelle Jean, lui aussi.
Il m’explique qu’il faut faire vite car la santé de ce monsieur décline rapidement.
Mais, me disait-il, il me plairait.
Il m’a fallu plusieurs mois pour arriver à trouver le temps de prendre rendez-vous, mais je l’ai fait.
D’autant que Jean m’avait appris que mon interlocuteur était le fils des créateurs du journal de l’Entraide Familiale vaudoise, dont je suis responsable depuis 1998, et qui fêtera ses 60 ans en 2012.
En plein mois d’août, donc, Eric et moi nous sommes déplacés dans l’une des villes vaudoises du bord du lac Léman pour rencontrer Jean Taillens.
Nous nous étions donné rendez-vous dans un salon de thé non loin de chez lui.
Lorsque nous sommes arrivés, il était là, assis dans le fond de l’établissement, entouré par son épouse et sa fille.
Toutes deux sont parties pour nous laisser mener l’entretien tranquillement.
Ses grands yeux d’enfant et son sourire tendre m’ont immédiatement captée.
On le sentait très fragile, très amaigri.
Cela faisait longtemps que la maladie le malmenait, et qu’il cumulait les traitements lourds.
Pourtant, c’est avec un plaisir manifeste qu’il a plongé dans ses souvenirs, pour nous.
Nous avons parlé de l’époque de la naissance du journal, de ses parents, de la manière dont chacun de leur trois enfants avait dû mettre la main à la pâte pour participer.
J’avais connu sa maman dans les dernières années de sa vie.
Les derniers temps, je lui téléphonais de temps en temps pour prendre de ses nouvelles, pour recevoir ses conseils, le fruit de ses réflexions.
Elle me racontait son expérience, ses avis, son quotidien, sans jamais se plaindre,passionnée et passionnante, jusqu’à son dernier jour.
J’ai retrouvé en son fils son humour, son humilité et son bon-sens.
Jean m’a parlé de la mort, qu’il sentait s’approcher de lui.
Paisiblement, sereinement.
Nous avions la même philosophie: nous pouvions en parler en souriant.
Eric a pris une photo de lui où il était radieux.
Puis son épouse nous a rejoints, nous avons sympathisé.
Une femme merveilleuse d’amour et de courage.
J’avais demandé si cela le dérangeait de recevoir de temps en temps un petit mot de ma part.
Il en était heureux.
Il fonctionnait aux sms.
Il m’en a envoyé de magnifiques, presque joyeux, toujours affectueux.
J’ai écrit l’article, qui est sorti aujourd’hui dans le journal.
Ce matin, un message de notre ami commun, l’autre Jean, m’apprenait que Jean Taillens était au plus mal.
Le jour où sortait l’article qui lui était consacré, dans le journal créé 60 ans plus tôt par ses parents.
Il nous a quitté aujourd’hui.
Juste trop tard…. je ne sais même pas s’il a pu voir l’article qu’il avait envie de découvrir.
Le Jean qui reste est profondément triste.
Il perd son ami d’enfance…
Est-ce que je m’attache aux personnes que je rencontre?
Oui.
Pas à toutes, mais on ne passe pas à côté d’un bel humain sans être interpellée.
Je pense à sa famille, à ses amis, ses proches, et je ressens aujourd’hui la tristesse que l’on éprouve lorsque l’on voit partir quelqu’un qui nous est cher pour un long voyage.
J’ai été très heureuse et honorée de pouvoir faire sa connaissance avant son départ.
Pour lui, pour sa famille et pour tous ceux qui désireraient en savoir plus sur cet homme lumineux, qui me disait, hors plume, qu’il était convaincu que la vie ne s’arrêtait pas avec la mort et qu’une autre dimension l’attendait, voici l’article que je lui ai consacré.
JEAN TAILLENS, LE TENDRE REJETON DE L’ENTRAIDE.
Certaines interviews sont plus marquantes que d’autres. Celle de Jean Taillens, à Nyon, fait partie de celles-là. Fils du couple fondateur de l’Entraide Familiale, il a été partie prenante, par la force des choses dans l’engagement de ses parents. Mais par sa personnalité, son chemin de vie et la façon dont il réagit aujourd’hui face à la maladie, il est aussi et surtout un homme profondément attachant.
- Vos parents, Paul et Violette Taillens, ont créé l’Entraide Familiale, à Lausanne. Comment l’histoire a-t-elle commencé?
Avec mes trois sœurs, nous avons été nourris de l’APEF! C’était l’une des raisons de vivre de nos parents. Ils avaient constaté à l’époque que lorsqu’une mère de famille tombait malade, il n’y avait rien de prévu pour l’aider. Ils ont donc créé le service des aides familiales, en proposant tout d’abord les services de deux dames. Ils ont aussi acquis avec le temps quatre machines à laver qui voyageaient d’une famille à l’autre. Mon père est allé voir le banquier pour qu’il l’aide à acheter le chalet des Pives, mis ensuite à disposition des familles. Il n’a pas hésité à mettre notre mobilier en gage pour cela. Le couple fonctionnait ainsi: mon père montait au front, prenait des coups, tandis que ma mère était dans la négociation, la réflexion. Entre eux, l’ambiance était parfois explosive lorsqu’il était question de l’Entraide!
- Comment avez-vous vécu cet épisode, alors que vous étiez enfant?
Nous étions dans le mouvement. Nous montions en colo aux Pives, et nous aidions nos parents à retaper ce chalet d’alpage peu à peu transformé en cure d’air. Lorsqu’il a fallu y installer l’eau, scier du bois, refaire l’intérieur, nous nous y sommes tous mis. Nous montions en vélo depuis Lausanne. Mon père a été le premier rédacteur du journal de l’Entraide. À l’époque, il tirait les clichés, préparait la maquette à la main. Je le revois avec ses grands ciseaux, découper les articles que nous collions en famille, tous, à genoux au fond du couloir. Puis il fallait faire le paquet et l’envoyer à l’imprimerie. Nous allions porter la maquette au tram qui allait à Renens, et l’imprimeur le récupérait à la sortie. Nous avons été de bons enfants, c’était une formidable école de la vie.
- Le fait d’avoir consacré en grande partie votre enfance aux activités bénévoles de vos parents vous a-t-il donné envie de continuer, ou vous a-t-il donné une indigestion du volontariat?
Pour ma part, j’ai continué longtemps. Mes parents nous ont donné des outils, un mode de fonctionnement qui m’a semblé valable mais qu’il faut savoir doser, car le bénévolat n’est pas sans danger. Il faut pouvoir donner du temps sans s’oublier soi-même, s’interroger sur ce que l’on cherche et ce que l’on trouve dans le bénévolat. Pour ma part, par la suite, il y a eu les ventes de l’APEF, la première halte-garderie… Adolescent et jeune adulte, j’ai continué à soutenir mes parents, jusqu’à mon mariage. Par la suite, de temps en temps, on m’appelait comme pour réparer la cheminée des Pives la nuit du 24 décembre! Violette Taillens, ma mère, avait l’art de nous jouer des tours. Comme par exemple de manquer le train pour l’inauguration des Pives, et, d’arriver sur une draisine de manœuvre alors que plus personne ne l’espérait! Elle était étonnante. Nous l’asticotions un peu, mais elle était de taille à se défendre! Elle tenait volontiers le devant de la scène. Pensez qu’à 93 ans, il lui arrivait toujours de donner des conférences sur la condition de la femme à la sortie de la guerre!
- Que vous a appris cette éducation axée sur l’aide à la communauté?
Notamment que la seule façon de changer le monde, c’est de se changer soi-même. Pendant les 40 ou 50 premières années de notre vie, on s’énerve… puis on comprend. Mon père disait: « Accroche ton clou à une étoile. » Et ma mère: « Tu trembles, carcasse, mais tu tremblerais bien plus si tu savais où je vais te mener! » Avec cela, nous étions armés!
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Jardinier de formation, Jean Taillens a eu une carrière très riche, puisqu’il a travaillé durant 42 ans à la station fédérale de recherche de Changins où il s’est concentré, entre autres tâches, sur les légumes en voie de disparition. Aujourd’hui à la retraite, il a à affronter l’épreuve de la maladie, dont il parle sans tabous. Il porte sur ce nouvel épisode de sa vie un regard lucide et clair, expliquant qu’il existe « le courage, le découragement, l’encouragement… c’est comme une ondulation. Je crois profondément qu’il y a sur notre route des veilleurs, des gens qui nous aident, nous permettent d’avancer, de franchir des étapes. Cela fait plusieurs fois que je vois la mort en face, j’en ai conscience. Mais je suis serein… »
Avec ses grands yeux d’enfants, son humour et son sourire d’une infinie tendresse, Jean Taillens est un homme que l’on n’oublie pas.
Tels père et mère, tel fils!
Martine Bernier